围棋 Wéiqí, le jeu de Go

Une fenêtre sur les fondamentaux du mode de penser chinois

Source Photos Wikipédia

Plus ancien jeu de stratégie combinatoire abstrait connu, le Weiqi (appelé en Occident Go, son nom japonais) est un méta jeu. 

« Par son ancrage dans la tradition chinoise puis japonaise et coréenne, il fait partie des grands jeux de la planète, comme les Échecs dans l’aire indo-européenne et l’Awalé en Afrique subsaharienne »[1].

À la fois produit et producteur d’une culture, le Weiqi, en ouvrant l’esprit à certains schémas mentaux spécifiques que cette culture favorise et valorise, est une manière ludique de se les approprier tout en prenant la mesure de leur différence avec ceux qui nous paraissent naturels, simplement parce que nous en avons l’habitude.

[1] Flore Coppin & Morgan Marchand La voie du Go Ed. Chiron 2006, p. 7.

Le matériel est simple. Le plateau, aujourd’hui en Chine une simple feuille de papier ou de nylon imprimé (au Japon, en Corée, il est resté en bois), il ne comporte pas de cases, mais un maillage de 19 x 19 lignes.  Et deux récipients, remplis l’un de cailloux blancs, l’autre de cailloux noirs. Appelés « pierres », elles sont toutes identiques, en Chine, sont en verre dépoli, au Japon les plus élégantes sont en ardoise (noirs) et en coquillage (blancs). Leur forme de lentille leur permet d’osciller avec légèreté sur le plateau avec lequel elles ne sont en contact que par un point.

Règles du jeu

  • 2 joueurs
  • Chacun pose à son tour une pierre sur n’importe quelle intersection.
  • Une fois placées, les pierres ne bougent plus… sauf lorsque, totalement entourée par des pierres adverses, elles sont capturées et retirées du plateau.
  • Toute pierre contiguë à une ou plusieurs autres de même couleur forme un groupe.

Mais : capturer les pierres adverses n’est pas le but du Weiqi. Comme l’indique son nom chinois : « jeu d’encerclement », son objectif est de construire et sécuriser des « territoires » en encerclant des intersections vides avec ses propres pierres. 

déroulement du jeu

Au début de la partie, le plateau est vide, les premières pierres qui y sont placées ne se heurtent point. Elles ne font que poser des options qui seront ensuite discutées, voire disputées. Il faut, à ce stade, porter une vue globale sur tout l’espace du jeu, être attentif à ce qui est en train de se construire, pour savoir y répondre avant qu’il ne soit trop tard. Établir ses futurs territoires relève du dessein, percevoir ceux qu’installe le partenaire, de la finesse.

Au milieu de la partie, les visées territoriales prennent forme et commencent à entrer en concurrence. Le moment est venu de transiger ; renoncer à s’installer ici pour mieux aller se déployer ailleurs. La taille du plateau (cinq fois celle d’un jeu d’Échecs) permet d’infléchir un dessein initial s’il se trouve contrarié. « Le Weiqi développe ces dispositions clef pour un manager : l’aptitude à la transaction locale et à l’invention lointaine, il apprend à aller s’investir dans des domaines auxquels on n’aurait peut-être pas pensé au départ »[2].

À la fin de partie, les visées territoriales projetées au début de partie, explicités en milieu de partie, doivent maintenant être précisées. Enfin, lorsque plus rien ne peut plus modifier la disposition des territoires, les partenaires décident alors, d’un commun accord, que la partie est terminée. Celui qui contrôle le plus d’intersections vides est proclamé vainqueur.

Cela peut parfois être indécis, se jouer à un ou deux points. Mais même si la victoire est patente, elle n’est jamais écrasante. Le vaincu n’est pas anéanti, emprisonné et envoyé à Sainte Hélène. Il lui reste toujours au moins un territoire bien à lui, au moins grand comme l’île de Taiwan comme ce fut le cas pour Tchang Kai-Shek en 1949.

[2] J-C Fauvet & M. Smia le manager joueur de go  Éditions d’Organisation Eyrolles 2006, p.44.

Les intersections, comme les points d’acupuncture

Si un maillage de 19 x 19 lignes a été retenu (et non pas 17 x 17 ou 21 x 21) c’est parce qu’il produit 361 intersections :

– un nombre égal à celui des points d’acupuncture dans le corps humain

– et équivalent au nombre traditionnel de jours dans l’année.

 

Sur le plateau de Weiqi, temps et espace, ciel et terre se rencontrent comme dans le monde humain

Les pierres, définies par le contexte, comme les idéogrammes

Aux Échecs, on déplace des pièces, au Weiqi on place des pierres, des termes qui en disent long.

« Pièce » est un mot d’origine gauloise (pettia) passé en latin populaire pour désigner une partie séparée et distincte d’un ensemble. « Pion » vient du latin de soldat (peso, pedonis), désignant celui qui va « à pied », le fantassin que rien ne distingue de ses semblables ce qui lui vaudra son aura négative, jadis de pauvre hère, aujourd’hui de rouage inconsidéré dans une organisation.

Chaque pièce du jeu d’Échecs à sa personnalité, sa manière d’avancer, au Weiqi toutes les pierres sont identiques.

C’est leur placement sur le plateau, leur insertion à un moment du déroulement de la partie qui leur donne leur valeur spécifique, toujours en fonction de la situation d’ensemble.

En cela les pierres du Weiqi ressemblent aux mots chinois. Un idéogramme tout seul, n’a pas de sens, tout au plus une surface, un bassin de signification. N’étant par nature assujetti à aucune fonction grammaticale précise, il peut être, nom, adjectif, adverbe, etc. ; c’est le contexte, sa position dans la phrase, qui définit sa signification précise.

On retrouve là une idée qui remonte à Confucius : « l’être accompli n’est pas un ustensile » 君子不器 jūn zǐ bù qì (Entretiens 2/12). Le confucéen modèle n’est pas un spécialiste, son aptitude, sa capacité ne doivent pas être limitées à une seule fonction, comme les récipients rituels, il doit pouvoir servir partout où son souverain l’envoie.

Les intersections, comme des lieux d’échange

Les pierres du Weiqi ne sont pas posées dans les cases comme aux Échecs. Les cases de l’échiquier sont des enclos, enfermant les pièces dans leurs fonctions, comme les mots enferment les idées dans la pensée grecque ancienne. Les intersections du plateau de Weiqi sont des carrefours entre les chemins que les traits représentent. Une idée que l’on retrouve dans  la graphie originelle du caractère 行 xíng  qui sert à nommer les cinq phases de la dynamique médicale chinoise, les « cinq agir » (五行 wǔ xíng).

Une multitude de possible maîtrisée par le sens de l’harmonie

Au début de la partie, le premier joueur peut poser une pierre sur n’importe quelle intersection. Il a le choix entre 361 positions possibles, puis son partenaire entre 360, et ainsi de suite. Ce qui conduit à un nombre de différents déroulements possibles théoriquement égal à factoriel 361, soit 1,5 x 10768. De ce calcul doivent cependant être retirés les coups aberrants, ce qui le ramène à une estimation plus réaliste de 10575 possibilités (soit 10 suivi de 575 zéros) [3]. On comprend alors pourquoi la stratégie échiquéenne (qui ne compte que 1067 déroulements possibles) peut aujourd’hui être maîtrisée par les ordinateurs au point de menacer la supériorité humaine, et pourquoi les logiciels butent devant l’immensité des possibilités du Weiqi au début de partie.

Mais alors comment le cerveau humain parvient-il à gérer ce qui dépasse la machine ? En utilisant une faculté que la machine ignore : la perception de l’harmonie. « Les formes manquant d’harmonie, contraires aux principes d’esthétique sont appelées formes stupides (愚型 yú xíng) ; elles engendrent un jeu inefficace et mènent souvent à la défaite au contraire d’un jeu dont les formes harmonieuses sont fluides comme « nuages glissant (dans le vent) et cours d’eau s’écoulant (dans la plaine) » (行云流水 xíng yún liú huǐ)[4]. Apanage du cerveau droit, cette évaluation visuelle globale est également celle que développe l’apprentissage des caractères idéographiques.

[3] Bruno Bouzy Spatial reasoning in the game of Go université Paris VI, 1995.

[4] Magazine bilingue de l’Institut Confucius n°18 mars 2013.

La dynamique de l’immobilité

Toute pierre, une fois posée, ne bouge plus, mais elle « coefficiente » les intersections autours d’elle, comme les astres, dans la physique einsteinienne, « courbent » l’espace qui les entoure. Au début de la partie, chaque pierre pose une option territoriale aux contours flous que les coups suivants vont mieux cerner. Pour briser un encerclement qui se dessine, l’adversaire lancera tentatives de sortie comme des charges de cavalerie, et l’on voit alors une course poursuite se dérouler sur le plateau par la seule succession des pierres posées l’une après l’autre. À la fin de la partie, tous ces mouvements restent lisibles, comme on suit très bien dans une calligraphie, la suite des traits traçant un idéogramme.

Chaque coup doit transformer la configuration

La pose d’une pierre ne doit pas conduire à une configuration identique à celle qui existait auparavant. Cette règle, étrange à première vue, découle de ce principe premier du mode de pensée chinois : « Le changement est la nature même du réel »[5]. En cela le Weiqi rejoint le Classique des Changements (Yi Jing), le livre-maître de la dialectique Yin-Yang. Et si l’esprit chinois perçoit le réel ainsi, c’est parce qu’il est vu comme constitué non par des éléments séparés et détenteurs d’une identité figée, mais par des composants en constante interdépendance, comme les pierres noires (yin) et blanches (yang) sur le plateau.

Cette prégnance du changement apparaît dans un cas particulier du processus de capture dont le principe général est qu’une pierre (ou un groupe) complètement encerclé(e) par l’adversaire est « capturé » et retiré(e) du plateau. Cependant, il est interdit de poser une pierre « en prise » sur une intersection entièrement entourée de pierres adverses. Un tel coup équivaudrait à un suicide, puisque à l’instant où elle serait posée, la pierre serait prise et retirée du plateau. Cette interdiction du suicide ne relève d’aucun principe moral ou social, elle n’est fondée que sur la nécessité vitale du changement.

[5] Flore Coppin et Morgan Marchand, op. cit

On en voit un exemple plus subtil avec une configuration particulière dans laquelle prise et reprise pourraient se succéder sans fin le « Ko ».

1- 2 : Blanc peut jouer en « a », car ce faisant il capture la pierre noire à droite de « à » qui est alors retirée.

2 : Noir pourrait alors reprendre la pierre qui vient d’être jouée mais il n’y est pas autorisé car cela ramènerait à la situation 1. Noir doit impérativement aller jouer ailleurs, ce qui laisse à Blanc la possibilité s’il le souhaite de rajouter une pierre au milieu de ses quatre pierres consolidant ainsi son groupe. Si Noir désire empêcher cela, il doit créer ailleurs, dans un autre conflit local en cours, une menace suffisamment grave pour que Blanc soit obligé de la parer.

3 : Si Blanc a joué ailleurs, Noir est alors autorisé à reprendre la pierre blanche du début. Et c’est maintenant à Blanc de trouver une menace suffisamment grave pour obliger Noir à y répondre, ce qui lui permettra alors de reprendre la pierre noire. Et ainsi de suite.

Introduisant toute une stratégie de gestion de menaces diversifiées, la règle du « Ko » n’est pas un jeu de l’esprit. Ce fut la réalité de l’affrontement USA-URSS durant la guerre froide, ce fut aussi l’interminable négociation de cessez-le-feu de Pammunjon pour mettre fin à la guerre de Corée. À chaque fois que le processus s’enlisait les Nord-Coréens « jouaient ailleurs », attaquant une colline stratégique, ce qui forçait les Alliés à réagir militairement et puis les Alliées reprenaient l’avantage, et ainsi de suite pendant deux ans de 1951 à 1953.

Un monde multipolaire

La taille du jeu en début de partie est telle que, les options posées paraissent indépendantes les unes des autres. Pourtant, elles doivent toujours être pensées en fonction de leur coordination future. Le Weiqi aiguise ces qualités essentielles dans notre monde multipolaire et mondialisé : la gestion conjointe de théâtres d’opérations momentanément séparés mais potentiellement interdépendants, la combinaison constante entre analyse locale et vision globale, la perception à chaque étape des potentiels nouveaux induits par l’évolution de la situation d’ensemble, discerner à tout moment entre l’urgent, le point « vital », et l’important à long terme. Le Weiqi apprend aussi comment mettre en œuvre des stratégies apparemment contradictoires, à mêler d’un même coup offensive et défensive, à gérer ensemble l’encerclement qui se profile au loin et la confrontation frontalière directe, à développer de nouveaux territoires tout en veillant à consolider des acquis fragiles. « Privilégier le fait de contrer la concurrence est souvent contraire au déploiement de son propre cœur de marché »[6].

[6] Franz Woerly, cité par Flore Coppin et Morgan Marchand La voie du Go Éditions Chiron 2006, p. 25

Le jeu à long terme

La stratégie échiquéenne est constamment dans la confrontation. Au Weiqi, l’efficacité stratégique d’une pierre est rarement immédiate. Certaines sont placées « pour voir », « au cas où », d’autres au contraire sont posées apparemment trop loin, en fait pour tenter élargir une zone d’influence tout en testant les réactions de l’adversaire. Cela se voit souvent en géopolitique. Exemple de pierre « en attente » : les vastes terrains au Nord de Port-Louis, la capitale de l’île Maurice, achetés il y a quelques années par des sociétés chinoises. Aucune structure ne s’y est encore installé, au grand dam des autorités locales qui avaient vu miroiter les emplois que cette implantation allait apporter.  Même chose pour ces vastes entrepôts jouxtant l’ancien aéroport de l’OTAN à Châteauroux (la plus grande piste d’Europe). Achetés par des compagnies chinoises, la zone industrielle qui devait y éclore reste pour le moment à l’état de projet. Mais la pierre est posée, attendant le moment où les changements à venir sur le plateau mondial lui donneront sa pleine efficacité. Exemple de pierre « au contact », le dernier avatar du déploiement chinois dans le Pacifique. Un consortium sichuanais lance un projet d’implantation d’un énorme complexe touristique sur l’archipel Yap, un îlot de la Micronésie, via l’agrandissement de l’aéroport afin de le rendre accessible en 3 h de vol depuis Shanghai. Fort appréciée des autorités locales, l’affaire se présente comme un investissement commercial. Cependant, la position géographique de cet îlot n’est pas neutre : situé à 2.500 Km des côtes chinoises, il est surtout à seulement 700 Km de l’île de Guam, principale base avancée de l’armée US dans le Pacifique.

Après les revendications chinoises sur les îlots Diaoyutai/Senkaku et même sur Okinawa, voilà un nouveau coup joué encore plus loin par les Chinois. S’il s’avérait, par exemple en raison d’une ferme réponse américaine, que c’est un coup joué trop loin, son repli serait de toute façon bénéfique puisqu’il ferait de son retrait un renforcement des positions disputées, précédemment investie en mer de Chine orientale.

Le Weiqi manifeste l’intelligence et la patience stratégique

Il apprend à discerner les lueurs du long terme

parmi les éclats du quotidien.

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