Hommage à Léon Vandermeersch
Un sinologue explorateur, visionnaire, éclaireurLéon Vandermeersch s’en est allé vers l’autre rive le 17 octobre 2021. Le centre DJOHI lui est reconnaissant d’avoir accepté d’ouvrir son colloque international en 2014, et d’avoir, le premier, introduit le concept de « rationalité divinatoire » comme l’une des deux raisons de la pensée chinoise. A cet immense sinologue, nous rendons ici hommage avec la transcription d’un entretien qu’il avait eu avec Cyrille Javary pour le magazine Chine Plus, en 2012 (numéro 23, juin-septembre 2012).
Diplômé de l’École des Langues Orientales en chinois (1948) et en vietnamien (1950), et de la faculté des lettres de Paris en philosophie (licence et DES n 1946-1951), en droit (Doctorat de la facuté de droit de Paris en 1951), Léon Vandermeersch fut d’abord enseignant dans les lycées de Saïgon et Hanoï avant de devenir le conservateur du musée Louis Finot et chercheur sur la Chine ancienne tant au Japon qu’en France.
À l’université dès 1966, Léon Vandermeersch a occupé, en études chinoises, des postes successifs de maître de conférences, professeur, puis directeur d’études à la Faculté des lettres d’Aix-en-Provence, où il crée l’enseignement du chinois (1966-1973), à l’université Paris-VII, où il dirige l’UER d’Asie orientale (1973-1979), et enfin à l’École pratique des hautes études, Ve section, où il enseigne l’histoire du confucianisme jusqu’à sa retraite en 1993.
Participant régulier aux colloques de sa spécialité se tenant en Asie, en Europe, ou aux États-Unis, ses recherches ont porté principalement sur l’histoire des institutions et des idées politiques en Chine (son mémoire a porté en 1962 sur le légisme en Chine), sur l’idéographie chinoise, sur le confucianisme, et sur le développement post-moderne du monde sinisé.
Un explorateur
Il s’est aventuré dans un domaine qui, avant lui, n’avait jamais été étudié avec autant de méthode, de savoir et de patience : les inscriptions rituelles de l’époque Shang, la dynastie qui régnait dans la vallée du fleuve jaune à l’âge du Bronze.
Un visionnaire
Avant que soit publié, il y a trente-huit ans, De la Tortue à l’Achillée, personne n’avait perçu l’importance primordiale des pratiques archaïques dans l’apparition de l’écriture idéographique. Et personne n’avait envisagé d’une manière aussi large à quel point la rationalisation progressive de ces pratiques allait fonder ce qu’il y a de plus spécifique dans le mode de penser chinois.
Un éclaireur
Loins de se contenter d’ouvrir l’accès à un monde étrange, comme a pu le faire Champollion en nous apprenant comment écrivaient les anciens égyptiens, Léon Vandermeersch a apporté une clef essentielle en nous expliquant pourquoi les Chinois utilisent, pour écrire, et donc pour penser, un système graphique sans équivalent dans aucune autre civilisation.
Des oracles aux idéogrammes
Entretien Léon Vandermeersch – Cyrille Javary, pour Chine-Plus, 2012
CJ : Cette manière de penser si particulière des Chinois, vous l’appelez « rationalisme divinatoire ». Pouvez-vous nous expliquer ce curieux oxymore qui réunit deux termes que l’on a toujours tenu pour antinomiques?
LV: Je les ai choisis parce que la structure spécifique du mode de penser chinois dérive directement des opérations oraculaires pratiquées par les souverains Shang (env. 1700 – env. 1000 avant notre ère), opérations dont sont également issus l’écriture idéographique ainsi que le dualisme dynamique du yin et du yang, tel qu’il est développé dans le Yi Jing ou Livre des Changements.
CJ : Mais d’où vient qu’une telle matrice intellectuelle n’ait pas été distinguée auparavant ?
LV: pour plusieurs raisons parmi lesquelles le fait qu’en Chine les documents – les pièces oraculaires elles-mêmes – avaient été oubliées pendant près de deux mille ans. Elles ne furent redécouvertes, fortuitement, qu’à partir de 1899.
CJ : Comment ces opérations divinatoires étaient-elles pratiquées ?
LV: Les souverains chinois de l’Âge du Bronze ne prenaient pas de décisions importantes sans solliciter préalablement l’appui des esprits et de leurs ancêtres en leur offrant des sacrifices propitiatoires. Puis, ils se sont aperçus que, finalement, la réussite ou l’échec d’un projet dépendaient plus du moment où il était lancé plutôt que de l’approbation, toujours incertaine, des ancêtres ou des esprits.
CJ : N’est-ce pas là un comportement d’agriculteurs sédentaires habitués à prendre en compte l’importance du moment des semailles pour la réussite d’une récolte?
LV: Sans doute, mais l’on voit poindre une idée plus générale : aucun acte n’est bon ou mauvais en soi, comme le posent les religions, seul compte son adéquation avec le moment; d’où la recherche constante du moment opportun pour réussir.
CJ : Comment déterminait-on cette adéquation ?
LV: Par des pratiques qui, dans toute l’aire des steppes de l’Eurasie septentrionale, remontent à la préhistoire. Globalement elles consistaient à approcher des os d’animaux d’une source de chaleur, puis à examiner les craquelures produites par la chaleur. Après avoir longtemps utilisé des omoplates de bovidés, moutons ou cervidés, les Chinois vont finalement n’utiliser que des carapaces de tortue.
CJ : Pourquoi ?
LV: Parce que commence à se faire jour dans leur esprit l’idée que l’interrogation sur l’efficacité d’un projet est conditionnée directement par la qualité du moment et que celle-ci dépend exclusivement de la configuration momentanée des forces à l’oeuvre dans l’ensemble de la situation, c’est-à-dire de l’univers. Mais comment interroger l’univers ? En se servant de la loi d’analogie selon laquelle ce qui se ressemble est forcément apparenté. Or la tortue, vivant entre une carapace dorsale hémisphérique, comme le Ciel, et une carapace ventrale divisée en secteurs, comme la Terre, est une sorte de modèle réduit de l’univers – dont elle possède d’ailleurs la qualité principale : la longévité.
Les anciens Chinois vont l’utiliser un peu comme aujourd’hui on s’aide d’un sismographe pour savoir comment opèrent les tremblements de terre. Prend place alors un processus raffiné de standardisation des opérations divinatoires visant à l’amélioration de la lisibilité des mesures et donc de l’efficacité des augures qu’on en tirait. On va appliquer successivement en plusieurs points des carapaces un tison brûlant dont l’impact provoquait des fissurations. Ces dernières n’étaient pas laissées au hasard, elles étaient pré-ébauchées par tout un conditionnement (polissage, fraisage asymétrique, etc.) de la surface interne qui recevait le tison, ce qui leur donnait globalement une forme de « T » couché.
Ensuite, par l’analyse de la forme de ces fissures, l’on tirait des conclusions sur l’opportunité ou non du projet pour lequel l’opération oraculaire avait été réalisée. Un point essentiel doit être souligné ici : il ne s’agissait pas de prédire le futur, de deviner par sotilège un imprévisible hasard, mais de dévoiler expérimentalement la nécessité prévisible de l’ordre des choses, par une analyse méthodique des configurations obtenues.
CJ : Comment, de la brûlure d’un tison, a-t-on abouti à la naissance de l’écriture ?
LV: Le conditionnement préalable de la carapace a conduit à une standardisation des craquelures, finalement ramenées à cinq ou six types qui ont été lus comme des « mots » d’une langue graphique élémentaire, dotés chacun d’une signification précise : faste, néfaste, ni l’un ni l’autre, etc. Ensuite, pragmatiques et méticuleux comme savent l’être les Chnois, les préposés aux opérations oraculaires archivaient soigneusement les carapaces utilisées, pour pouvoir procéder à des vérifications a posteriori et ainsi affiner leurs diagnostics.
C’est d’alleurs grâce à la découverte fortuite d’un de ces dépôts d’archives, lors d’une décrue du fleuve Jaune près d’Anyang, la dernière capitale des Shang, que tout ce processus a été découvert.
LV: Pour faciliter le travail de consultation des pièces archivées, les officiants vont graver, à même la carapace, des petits signes précisant les éléments techniques de l’opération oraculaire : date, nom de l’officiant, motif de l’interrogation et résumé du diagnostice tiré de l’examen des craquelures. Les devins se transforment alors en scribes, car ils viennent d’inventer l’écriture chinoise. Ces petits signes mnémotechniques gravés sur les pièces divinatoires sont les ancêtres directs des caractères chinois actuels. Mieux même, c’est l’idéographie qu’ils viennent d’inventer. C’est en effet grâce à l’attention méticuleuse portée à ces lignes – les fissures de la carapace -, et au fait d’avoir donné une signification à ces lignes que les anciens Chinois ont pu inventer leurs idéogrammes uniquement constitués de traits.
LV: Bien plus que de simplement transcrire sur la carapace l’analyse du résultat telle qu’elle a pu être énoncée, le rôle fondamental de cette écriture est de transposer les configurations divinatoires linéaires (elles-mêmes symboles de configurations d’événements) directement en notations graphiques. Voilà pourquoi ce que j’appelle « le rationalisme divinatoire » est à l’origine de l’idéographie chinoise.
Cett puissance signifiante des graphismes oraculaires, passée dans les lignes des idéogrammes – sans aucun détour par la parole-, explique la vénération chinoise pour la calligraphie.
On la verra réapparaître une douzaine de siècles plus tard dans les traits continus et les traits redoublés des hexagrammes, les figures cosmologiques du Yi Jing qui, elles aussi, aident à la prise de décision en permettant de déterminer l’opportunité d’une action en fonction de son contexte. Elle a aussi considérablement influencé la conception énergétique de la médecine chinoise et sa représentation propre, sous forme de méridiens linéaires.
Calligraphie en style « Herbe », HuaiSu dynastie Tang, Source image : Wikipedia
CJ : Pourquoi les Chinois ne sont-ils pas passés à un système alphabétique ou syllabaire comme les Égyptiens ou les Sumériens (qui avaient appris à écrire mille ans avant eux) et toutes les autres civilisation ?
LV: Toutes les écritures ont commencé comme des idéographies. Mais, ailleurs qu’en Chine, très vite, l’impossibilité de maîtriser la prolifération des idéogrammes a conduit les scribes à l’adoption de signes représentant non pas les idées, mais les sons, par nature limités, avec lesquels ces idées étaient énoncées.
Si les anciens Chinois n’ont pas ressenti ce besoin, c’est parce qu’ils ont réussi à rationaliser leurs idéogrammes de façon à maîtriser parfaitement cette prolifération. Les quelques cinquante mille graphies créées depuis l’origine, y compris celles désignant les dernières nouveautés technologiques et scientifiques, sont construites à partir de seulement quelques dizaines de composants. C’est l’habitude de transposer dans des organisations de lignes abstraites des idées, des situations, des faits, des actes, des réalités, qui a conduit à l’idéogramme, auquel il n’aurait jamais été possible de parvenir à partir de simples pictogrammes.
CJ : Quelle forme cette rationalité divinatoire a-t-elle pris par la suite ?
LV: Le progrès de la rationalisation divinatoire, considérablement accéléré par l’écriture, a fini par transformer la divination d’art empirique en théorie purement spéculative, produisant une sorte de sémiologie expérimentale qui s’est élaborée en raffinant, tout à la fois, et de manière indissociable, métariellement ses instruments, par l’imagination sa symbolique, et de manière logique les corrélations qu’elle met en oeuvre.
Cela a eu pour conséquence d’ancrer dans la pensée traditionnelle chinoise le primat des rapports de signifiant à signifié, plutôt que les relations de cause à effet, et ainsi privilégier les principes corrélatifs plutôt que les principes déductifs. Cela a conduit à ces innombrables dispositions orientées et classifications hiérarchiques, se superposant ou se recoupant de multiples façons, aboutissant à des séries, sans doute moins forement cohérentes, mais représentant, pour la satisfaction de l’esprit, la supériorité de se répondre toutes par une identité de structure, tévélatrice de l’unité ordonnée de l’univers.
C’est en médecine que cela est le plus flagrant. La plupart des corpus médicaux des différentes civilisations ont fini peu ou prou par être intégrés dans le corpus de la pensée scientifique universelle, tous sauf un : la pensée médicale chinoise.
CJ : À quoi tient cette irréductibilité ?
LV: D’après Joseph Needham, à cinq caractéristiques fondamentales : l’interconnexion constante entre microcosme et macrocosme; la réduction de tous les métabolismes au dynamisme yin/yang/cinq éléments; le holisme – c’est-à-dire à l’inverse de la pensée analytique qui divise les problèmes pour les résoudre par morceaux, une pensée du tout qui toujours prévaut sur la pensée des parties; une schématisation relationnelle plutôt qu’un réalisme atomique – l’intérêt est porté plus à la circulation suivant les chemins linéaires figurés par les médecins qu’aux fonctionnement propre à chaque organe; et enfin, l’accent visant à privilégier l’inductivité, au sens de la thermodynamique (« La variation d’un champ entraîne la création d’un flux », ndlr) sur la causalité en tant qu’axe de consécution temporelle. L’acupuncture se place sur le plan de la simultanéité. Elle considère son efficacité sur tout l’ensemble corporel. Elle ne cherche pas un effet, mais une réponse, une correspondance. C’est là un exemple parmi tant d’autres de l’efficience de ce « rationalisme divinatoire » caractéristique du mode de penser chinois.
Pour lire Léon Vandermeersch :
Selon Léon Vandermeersch, l’idéographie chinoise a été inventée, au XIIIe siècle avant notre ère, pour noter non des discours, mais des divinations. Ce système de notation d’équations divinatoires s’est transformé au cours d’un demi-millénaire en une langue graphique restée relativement indépendante de la langue parlée. Ce n’est qu’au VIIIe siècle de notre ère qu’une écriture (idéographique) de la langue parlée a été extraite de cette langue graphique. A l’appui de cette thèse, l’auteur étudie l’invention chinoise des équations divinatoires, étude jamais entreprise auparavant, la divination pratiquée au néolithique chinois ayant été abondamment décrite, mais sans être autrement étudiée. Cette étude met aussi en évidence la pénétration d’un rationalisme divinatoire au plus profond de la culture chinoise historique, marquée de « raison manticologique » au lieu de la raison théologique. Léon Vandermeersch laisse ouverte la question de savoir si, après une dramatique occidentalisation à marche forcée à partir des guerres de l’Opium, la Chine d’aujourd’hui pourrait redécouvrir la fécondité de sa propre culture, pas encore remise d’avoir subi, après le mépris des modernistes de l’entre-deux-guerres, un complet écrasement sous le totalitarisme maoïste.
Ce court texte condense une vie de recherches du grand sinologue français. Il répond à l’éternelle question de savoir si la Chine représente un « ailleurs » inaccessible à notre compréhension d’Occidentaux (c’est ce que Foucault appelait une « hétéro-topie ») ou s’il y a une manière de la comprendre qui la ramène à notre humanité commune. Vandermeersch attaque le problème de trois côtés : d’abord par ses théories sur le langage, qui, en Chine, dériverait des pratiques divinatoires, entraînant une séparation complète entre le langage écrit et le langage parlé, à la différence du langage occidental, indo-européen, qui fonde la logique aristotélicienne. C’est ce que l’auteur a développé dans Les deux raisons de la pensée chinoise en 2013 (« Bibliothèque des sciences humaines »). L’auteur passe ensuite à l’organisation sociale, son apport le plus personnel, fondée sur un ritualisme qui a été renversé par des formes chinoises de modes de production très différentes de celles qu’a connues l’Occident. Il complète son approche par l’analyse de ce qui, en Chine, s’est substitué à la religion, l’absence d’une coupure entre le monde humain et la transcendance divine. Au contraire, la Chine a trouvé un accord complémentaire avec le cosmos, que le confucianisme a théorisé et confirmé.
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