Épouses et Filles 女 婦
L’écriture du genre en idéogrammes chinoisIl est de bon ton, lorsqu’on parle de la condition des femmes chinoises, de rappeler une formule attribuée au président Mao : « les femmes portent la moitié du ciel » (fùnǚ zhīqǐ bànbiān tiān 妇女支起半边天) [1]. Pourtant, à y bien regarder, cette phrase est désagréable et déconcertante.
[1] « Attribuée » car les spécialistes chinois et étrangers de l’œuvre de Mao Zedong ne retrouvent nulle part trace de cette phrase dans ses écrits. Peut-être fut-elle simplement prononcée, en tous cas, elle fut tellement répétée qu’elle en a acquis une réalité sociologique certaine à défaut de réalité historique.
Désagréable d’abord, parce que si Mao s’est senti obligé de rappeler à ses compatriotes d’alors l’évidence du respect dû aux femmes, c’est que ceux-ci avaient l’oublié depuis longtemps. Et d’ailleurs quand on voit certains de leurs descendants, on se dit que cette exigence doit souvent être rappelée tant elle semble s’oublier plus vite que neige fond au soleil.
Déconcertante ensuite, parce que dans la version chinoise, le mot « femmes » n’apparaît pas. Cela tient à une particularité de la langue et de l’écriture chinoise : la spécification des genres (féminin/masculin) n’y existe pas. Bien sûr, si l’on consulte un dictionnaire, à l’article « femme », on va trouver une bonne dizaine d’idéogrammes ou de couples d’idéogrammes.
Mais justement, qu’il y en ait beaucoup, et non un seul, est significatif a contrario du fait que le concept de « femme », en tant que genre, est inconnu de l’esprit chinois, puisqu’il ne dispose d’aucun mot pour le penser.
Que lit-on alors à la place dans cette phrase ? Un binôme, un couple d’idéogrammes : 婦女 fù nǚ,dont le premier (婦 fù, maintenant écrit 妇) signifie : épouse, et le second 女 nǚ, fille (à marier).
Défini par rapport au fait d’avoir été épousées ou de devoir l’être, le genre féminin n’existe pas en tant que tel.
L’affaire n’est pas nouvelle. Danielle Elisseeff raconte l’embarras rencontré en 1912 par les rédacteurs de la constitution de la jeune république chinoise pour y inscrire, comme le voulait Sun Yat-Sen, l’égalité de droit entre les hommes et les femmes[1]. La difficulté, outre que ce principe heurtait de front plusieurs millénaires de mâlechauvinisme chinois, était principalement linguistique: on ne savait quel idéogramme employer pour désigner le genre féminin.
[1] dans « La grande mutation des femmes chinoises au XX° siècle », Éditions Bleu de Chine (2006)
A l’époque impériale, pour désigner les femmes en général, on avait l’habitude d’employer une suite de trois caractères :
女 nǚ : fille (à marier)
婦 fù : épouse
母 mǔ : mère,
Soit les trois états selon lesquels un régime patriarcal considère l’utilité des femmes.
Sun Yat-Sen, qui était protestant comme son épouse Song Qingling, aurait bien voulu utiliser les termes avec lesquels les missionnaires protestants avaient traduit le premier chapitre de la Genèse :
« Dieu créa les hommes pour qu’ils soient son image, oui, il les créa pour qu’ils soient l’image de Dieu. Il les créa homme et femme » par « 神就照著自己的形像造人, 乃是照著他的形像造男造女», car le style littéraire et rythmé du texte chinois convenaient mal pour une constitution nationale moderne.
C’est donc depuis lors le binôme « épouses et filles » ( 婦 fù 女 nǚ ) qui est utilisé officiellement
Par exemple dans le nom de la puissante « Fédération Nationales des Femmes de Chine » (中华全国妇女联合会 Zhōnghuá quánguó fùnǚ liánhé huì).
De ce fait, il est entré dans les habitudes.
Mais il est significatif que l’esprit chinois ne dispose toujours pas d’un mot spécifique pour désigner les femmes autrement que par le rapport social à leur mari.
Si vous tapez « fùnǚ» sur Baidu, le plus grand moteur de recherche internet chinois, que voyez-vous apparaître comme image :
Et que dit la légende : xiàndài fùnǚ 现代妇女,une femme d’aujourd’hui !
En fait une « épouse-fille » de toujours.
Sculpture chinoise moderne placée à l’île de Shamian ( où était installée la concession internationale à Canton après la guerre de l’opium).
(photo Cyrille Javary) .
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