Quand un psychanalyste jungien nous parle du Yi Jing ...
Entretien avec Elie Humbert (2)En 1988, pour la revue Hexagrammes publiée par le centre Djohi, le psychanalyste jungien Elie HUMBERT nous accordait un entretien dans lequel il nous parlait de son rapport au Yi Jing.
Dans la deuxième partie de cet entretien, Elie Humbert évoque la sagesse confucéenne et l’esprit chinois, tourné vers une vision de la relation entre humains, et de la relation à soi que révèle la consultation du Yi Jing.
Le moment juste, le geste juste …
HEXAGRAMMES : Si l’interrogation du Yi King passe par une relation personnelle avec le livre, ne risque-t-on pas de n’y lire que ce qu’on veut bien y trouver ? Vous citiez l’hexagramme 5, « l’attente », en disant que la réponse est claire : il faut attendre, ne pas agir, pourtant, on trouve dans le texte du Jugement de cet hexagramme la phrase « il est avantageux de traverser les grandes eaux » qui est généralement comprise comme un conseil d’action ?
Elie Humbert : Oui, mais le commentaire dit qu’on ne les traverse que quand on a attendu le bon moment.
HEXAGRAMMES : Encore une fois l’importance du moment !
Elie Humbert : Oui, parce qu’on ne traverse pas n’importe quand les grandes eaux, dans l’hexagramme n° 5 !
Ce n’est pas un conseil absolu, c’est un conseil relatif au moment ; quand on aura attendu, on traversera les grandes eaux. À l’intérieur de l’hexagramme, il peut y avoir des contradictions apparentes.
Il y a une contradiction apparente dans l’hexagramme n° 44, mais je pense qu’elle se résout, qu’on peut très bien la comprendre. Il y a une contradiction apparente, parce que d’un côté on parle d’une jeune fille plus ou moins facile, une séductrice qui ne doit pas être épousée et de l’autre côté, dans le Jugement, on parle du prince qui envoie ses ordres aux quatre points cardinaux, qui règne sur le monde et auquel le monde obéit. On a là deux situations qui sont décrites dans le même hexagramme et qui semblent contradictoires. Apparemment, car je pense que si on y regarde de plus près, on voit que si la jeune fille, l’élément féminin qui semble introduire un désordre, peut entrer, c’est parce que l’élément masculin commence à être de l’ordre du viol. Cela se voit dans les traits mutants, parce que tous les traits mutants parlent de la façon de traiter les inférieurs et de les traiter avec compréhension, avec douceur, c’est-à-dire qu’ils s’adressent à un masculin qui serait trop masculin.
Et, s’il y a ce Yin qui vient mettre la perturbation, c’est parce que le Yang est beaucoup trop yang.
À ce moment-là, la contradiction se résout. On voit très bien comment il y a la jeune fille et le seigneur, qui est beaucoup trop seigneur et qui domine beaucoup trop, donc il faut faire bouger les choses, il va falloir rétablir un certain équilibre dynamique.
Le psychanalyste est d’abord et avant tout formé à entendre le moment et à y répondre. Donc pour lui, c’est tout à fait intéressant de rencontrer une méthode qui tend à faire connaître le moment.
Et puis il y a autre chose, en tant que psychanalyste jungien, qui m’intéresse dans le Yi Jing, c’est la perception de la réalité comme un ensemble de dynamismes. Dynamismes qui sont de natures différentes, d’orientations différentes, mais qui concourent, justement de manière à ce qu’il y ait des rencontres qui sont ces moments. Or, dans notre culture, il y a peu de connaissance du temps sous cet aspect-là. Le Yi Jing est probablement, j’hésite devant le mot méthode, la voie la plus claire – même si elle est tout à fait obscure – la voie la plus directe d’une appréhension de la qualité du temps. Du temps non pas conçu comme un déroulement, un enchaînement quantitatif, ce qu’il est aussi, mais précisément comme l’approche de la qualité du temps.
Yi JIng et Sagesse confucéenne …
Vous posiez une question très importante, à savoir : « est-ce qu’on n’y trouve pas ce qu’on y a mis ? » Je me la suis souvent posée. Je pense que l’utilisation du fond du Yi Jing se passerait fort bien des hexagrammes, parce qu’il permet le contact avec la philosophie confucéenne qui est derrière. Sous cet aspect-là, finalement, tirer un hexagramme revient à tirer au sort la page que je vais lire aujourd’hui dans cette philosophie extraordinairement riche qui nous fait à peu près complètement défaut. C’est cela qui, d’abord, fait la richesse du Yi Jing.
À partir de là, tirer n’importe quoi n’a pas d’importance. Cela vous fera lire un paragraphe de cette philosophie et ça sera très souvent efficace. Cela nous parlera de quelque chose qui nous manque de plusieurs côtés. Parce que cette philosophie confucéenne est l’expérience de la vie d’un individu dans une collectivité et que nous n’avons pas de philosophie pour cela. Nous avons des systèmes moraux de la vie en commun mais nous n’avons pas de philosophie de l’individu dans la communauté.
Cette philosophie de Confucius est quelque chose, je crois bien, d’unique au monde dans l’espèce humaine. Et dans la mesure où dans notre société les communautés qui pouvaient nous servir de contenant lâchent et où nous nous retrouvons individu dans un empire, nous en avons absolument besoin ; et cela, c’est un apport indiscutable du Yi King.
Un autre apport est de commencer à regarder les événements selon l’angle du moment juste. Ce que nous ne faisons pas non plus, tellement nous sommes habitués à du quantitatif, pour lequel une seconde est une seconde, une minute est une minute, un jour est un jour et telle cause produit tel effet. Avec le Yi Jing, pas du tout.
Quel que soit l’hexagramme, nous entrons en rapport avec cette vision des choses. Et puis, il y a encore un troisième élément que nous apporte le Yi Jing, c’est qu’il connaît des lois psychiques que nous ne connaissons quasiment pas.
Il expose des séquences, qui sont venues de l’expérience de cette société. Et ça, c’est aussi quelque chose que nous apprenons en le lisant.
La relation à l’autre, la relation à soi …
HEXAGRAMMES : Vous parlez de séquences, vous pouvez nous citer un exemple ?
Dans l’hexagramme n° 44, encore une fois, le rapport entre inférieur et supérieur, la façon de traiter l’autre, ce qui arrive si on le traite mal. Ce genre de séquences, nous en avons peu de modèles en Occident. Bien qu’une certaine expérience de la vie nous l’apprenne, notre mentalité n’a pas d’exemple de cette philosophie-là.
Nous avons beaucoup plus une philosophie de l’individu, mais une philosophie de la relation à l’autre, c’est très chinois.
Les Japonais n’ont pas ça du tout, ils ont des traditions réglementaires, des relations, disons canoniques, mais ils n’ont pas du tout la perception de ce jeu.
Et puis, il y a encore autre chose qui fait la richesse de cette philosophie et qui s’approcherait peut-être de la valeur propre de l’hexagramme que l’on construit lors d’un tirage, c’est que leur sujet, le sujet, n’est pas du tout posé de la même façon.
Cela m’avait frappé lors de certains tirages, le Yi Jing a une intériorité extravertie. Il a une intériorité certaine, mais n’est pas du tout la subjectivité. Il pose le sujet dans une espèce de situation où il n’y a pas le jeu de ses intérêts personnels, de ses passions, de ses affects. Le sujet est mis à une certaine distance de lui-même.
C’est pourquoi certains ont dit qu’ils consultaient le Yi Jing simplement pour se mettre en place, ce qui est tout à fait juste. Vous tirez un hexagramme, déjà ce qu’il vous dit vous met ailleurs. Il vous dégage d’une subjectivité et il vous place dans une position qui est, pourrait-on dire, comme la position du ministre dans la société chinoise. Dans un tirage, le sujet d’une part, doit en attendre ce qu’est le sens d’une chose – et sous cet aspect, il est serviteur – et de l’autre, c’est lui qui est responsable, et de ce côté-là, il est bien le patron. Dans le Yi Jing, le moi a cette position et c’est une des raisons pour lesquelles il est particulièrement intéressant pour un analyste jungien.
Cette position-là, nous dirions que c’est la position du moi par rapport au soi. Le moi n’est pas du tout absorbé, purement et simplement soumis au soi, il est comme un enfant devant quelqu’un qui lui parle et d’un autre côté il est aussi le patron, car c’est lui qui a la responsabilité de la décision. C’est une différence de notre moi occidental par rapport au moi taoïste, par exemple, dans lequel le moi a moins de responsabilités, moins de force.
C’est l’apport confucéen et quel que soit l’hexagramme que vous tirez, vous êtes placé là.
J’ai connu des gens qui, dans des périodes de crise, consultaient le Yi Jing chaque jour, mais pas du tout pour savoir quoi faire, plutôt comme une espèce de dialogue avec eux-mêmes et une manière de se remettre en place.
Liberté, Responsabilité …
HEXAGRAMMES : Mais alors, si le Yi Jing sait si bien préciser la qualité de l’instant, eh bien, je n’ai qu’à m’en remettre à lui et à faire ce qu’il me dit ?
Elie Humbert : Non, parce que c’est mauvais.
Cela, nous le savons bien et nous le pratiquons dans l’analyse occidentale et en particulier dans l’analyse jungienne. Si on me dit la qualité de l’instant et que je me soumets à ce qu’on me dit, au lieu de suivre mon simple bon sens, alors mon moi disparaît.
Ce serait comme un royaume dans lequel il n’y aurait pas de roi. Il y a à ce moment-là dans l’individu quelque chose qui se désaccorde parce qu’il n’a plus de distance par rapport au Yi Jing. Nous disons dans notre langage : le moi est absorbé par le soi. L’individu est alors dans un état qui va devenir de plus en plus pernicieux. Pourquoi ? Parce que d’une part il va régresser comme un enfant par rapport à papa-maman, et d’autre part, en même temps qu’il se soumet au Yi Jing, paradoxalement, il éprouve un sentiment de toute puissance. Il développe inconsciemment une toute-puissance parce qu’en se soumettant au Yi Jing, il sait qu’il est sûr de faire juste. Et à long terme, il dégrade sa propre fonction d’évaluation de l’autre et de relation avec l’autre.
Personnellement, dans une circonstance particulièrement importante où le Yi Jing m’avait répondu très clairement, il m’est arrivé de faire exactement le contraire de ce qui m’avait été dit. Et je pense que j’ai eu raison parce que la réponse si claire du Yi Jing m’a mis tout d’un coup, par contraste, devant ce que, au fond, mon sentiment était. Et j’ai suivi mon sentiment.
HEXAGRAMMES : Vous dites : ce tirage, par contraste, m’a éclairé sur mon sentiment, la qualité de quel moment ce tirage donnait-il ?
Elie Humbert : J’ai interprété cela sur la base de mon expérience des rêves. On voit parfois des rêves qui viennent jouer un rôle de provocation et qu’on ne peut vraiment intégrer que comme ça. Pour moi, je me suis dit après coup, c’est peut-être le Yi Jing qui était bon parce qu’il m’a provoqué. C’est ce qui s’est passé en tout cas. Sa réponse tout à fait claire, on ne peut pas plus claire, m’a provoqué à me rendre compte de ce que je voulais. Le moment, en fait, était un moment tout à coup de dénouement.
L’hexagramme était l’outil qui a délié la situation. Il a opéré le moment en question. Dans un cas comme celui-là, j’ai vécu cet hexagramme comme parfaitement opérant.
HEXAGRAMMES : Vous parliez tout à l’heure de la régression de quelqu’un qui accepte que le Yi Jing devienne tout-puissant. Pensez-vous qu’il y a peut-être là un danger de l’utilisation du Yi Jing ?
Elie Humbert : Il y a tout à fait un danger.
Il y a le danger tout simple qui existe dans toute méthode de divination, qui est de substituer l’oracle à sa propre délibération et à son propre engagement. C’est une aliénation, une aliénation magique. Mais même si parfois on tombe dans ce danger, il n’empêche que le Yi King apporte un éclairage qui le limite, le relativise. Il y a aussi un danger beaucoup plus subtil, propre au Yi Jing ; c’est que justement, dans son texte, dans sa philosophie pourrait-on dire, il expose la position du ministre, de cette articulation du moi et du soi.
Le piège propre au Yi Jing est que, dans la mesure même où il vous montre une sorte de position du Sujet, il y a cette objectivité par rapport aux dynamismes dans lesquels il se trouve pris. Il vous fait croire que si vous vous soumettez à ce qui est dit dans le Yi Jing, vous avez vous aussi cette position. Ce qui n’est pas vrai puisque vous vous êtes soumis purement et simplement. Cela, je l’ai remarqué souvent chez des gens qui pratiquent le Yi Jing. Des gens d’un certain niveau, qui ne le traitent pas simplement comme les cartes.
Cela donne lieu à une espèce d’inflation profonde. On pourrait dire qu’ils s’identifient à la philosophie du Yi King au lieu de la réaliser par eux-mêmes, de la prendre à leur compte. Ce qui supposerait qu’ils prennent une distance par rapport au Yi Jing et qu’ils établissent cette espèce de jeu, de polarité, de sentiment auxquels on faisait allusion tout à l’heure.
Article mis en ligne en mars 2021 sur ce site
Propos recueillis en 1988,
par Cyrille JAVARY et Kirk Mc ELHEARN
Pour la revue Hexagrammes, du Centre Djohi
Suivez-nous sur les réseaux sociaux