Le discours de la Tortue
Découvrir la pensée chinoise au fil du Yi JingTexte fondateur de la pensée chinoise, maître d’oeuvre de sa philosophie et compagnon de son histoire depuis trente-cinq siècles, le Yi Jing est un livre unique, étrange et utile.
On peut dire de lui ce qu’on dit volontiers du Livre de la Voie et de la Vertu attribué à Lao Zi : « né du génie d’un peuple, il est devenu patrimoine de l’humanité toute entière » (1).
Voici un livre qui ne ressemble à aucun autre.
Ni texte révélé comme la Bible ou le Coran, ni parcours médité comme le Livre des Morts tibétain, encore moins poème épique comme l’Illiade ou le Ramayana, ou méthode logique comme celle de Descartes …
Le Yi Jing est le livre de la vie qui passe.
(1) Père Claude Larre, Les Chinois, Esprit et comportements des Chinois comme ils se révèlent par leurs livres et dans leurs vies, des origines à la fin de la dynastie Ming
« La vie qui engendre la vie, c’est cela le changement »
Le nom chinois du Yi Jing – « Classique » (jing) « des changements » (yi) – situe son sujet:
La fluctuation incessante, l’évolution cyclique, le mouvement saisonnier, le changement perpétuel…
La seule éternité aux yeux des Chinois.
Son projet n’est pas spirituel, il ne révèle rien qui puisse être l’objet d’une foi ou d’une croyance, sa visée n’est pas théorique, il n’édifie aucun système explicatif de l’univers ni ne disserte sur la cause de son existence ou la finalité de son devenir.
Le Livre des Changements ne fait que constater une évidence ne s’opposant à aucune foi, ne contredisant aucune science : le changement est au coeur de la vie.
Seule donnée stable au niveau humain, la raison profonde de cet état de fait ne le concerne guère, seul l’intéresse le fonctionnement de ce processus sans cesse à l’oeuvre.
Il n’a pas d’autre ambition que de l’élucider, afin que chaque être humain puisse s’y accorder et y jouer son rôle de la meilleure manière possible.
Mince cahier de quelques dizaines de pages, son énoncé originel se résume à un texte composé de soixante-quatre courts chapitres, cernant chacun une situation type de la vie quotidienne, analysées dans leur dynamique interne, agencées avec minutie, détaillées en phrases brèves dans un style archaïque à la fois précis et poétique et résumées par un nom qui est le plus souvent un verbe d’action : AVANCER AU GRAND JOUR, SE MONTRER RÉSOLU, RECULER, ÉCHANGER, etc, parfois par une image symbolique: ÉLAN RÉCEPTIF, JEUNE FOU, PUITS, RÉVOLUTION …
Sans âge et sans auteur, ce texte étonnant est l’aboutissement d’une aventure intellectuelle étalée sur des dizaines de siècles et commencée avant même qu’en Chine naisse l’idée d’écriture.
On pourrait presque dire, tant leur origine naît d’une source commune, que c’est pour parvenir au Yi Jing que les Chinois ont inventé leurs étranges caractères.
C’est en effet pour garder trace d’opérations oraculaires pratiquées sur des carapaces de tortues qu’apparaissent les premiers idéogrammes à l’âge du bronze. Par la suite, classées et organisées avec minutie, puis rendues anonymes pour pouvoir être généralisées, ces archives oraculaires seront lentement constitées en un ensemble d’appréciations et de conseils que la méticulosité chinoise va finalement, au tournant de notre ère, organiser en un système complet, à la fois plan d’ensemble de la dynamique du flux vital et stratégie optimale appropriée à chaque circonstance.
De cette origine lui vient, au Pays du Milieu, la haute considération dans laquelle il a toujours été tenu, et, en Occident, la réputation d’oracle qui entraîne à son égard des réactions extrêmes allant du rejet dédaigneux à l’admiration béate.
Ce malentendu provient de l’absence, dans les langues occidentales, de terme adéquat, et donc de réflexion appropriée, sur ce qui est en jeu lors de l’utilisation individuelle du Livre des Changements.
Car on ne lit pas le Yi Jing, on l’étudie aux moments de loisir et on le consulte au moment de choisir.
Non pour connaître l’avenir, idée courante en Occident où mancies et prophéties sont partie intégrante des grands textes fondateurs, mais pour s’informer sur la configuration du moment présent, y discerner la dynamique qui y est en germe de manière à y ajuster au mieux son action
Loin d’être un ouvrage de divination, voire un livre de psychologie appliquée,
le vieux Classique des Changements est avant tout un manuel d’aide à la décision.
Rechercher l’efficacité harmonieuse entre l’action individuelle, la situation où elle s’applique et le moment où elle est s’insère était considéré par Confucius comme l’acte moral par excellence.
C’est la raison pour laquelle, bien que le fondement du Yi Jing ait puisé dans le taoïsme traditionnel l’essentiel de sa sensibilité, c’est à Confucius que sera attribué la rédaction des commentaires officiels du Yi Jing : cet ensemble de réflexions philosophiques sur l’idée de changement et de considérations pratiques sur son apprivoisement a fixé la trame et le vocabulaire de la plupart de ce qui s’est pensé en Chine depuis deux mille ans.
C’est dans les commentaires du Yi Jing qu’apparaissent pour la première fois les mots Yin et Yang, dans une phrase lapidaire :
« Une fois Yin, une fois Yang, c’est ainsi que tout fonctionne »
Au-delà de son utilité pratique, le Yi Jing offre un accès unique aux fondements d’ensemble de la mentalité chinoise.
En suivant son histoire, on découvre comment se sont formés, par paliers successifs, le désintérêt poli des Chinois pour les divinités, l’invention de l’écriture idéographique, les principes de Confucius, le goût pour les chiffres, la fascination pour les traits, et toutes sortes de particularités sur lesquelles se fonde toujours la vision chinoise du monde.
En nous ouvrant à une perception différente de la réalité à laquelle nous devons faire face, en nous habituant à la considérer dans une perspective dynamique, en nous proposant, pour nous apprendre à nous y repérer, les outils efficaces que sont Yin et Yang, le Yi Jing nous aide à devenir chaque jour un peu mieux coauteur de notre destin.
En nous invitant à améliorer sans cesse au fond de nous-mêmes la conscience équilibrée du Yin et du Yang de chacun et de chaque situation, le Yi Jing nous propose cet idéal que proclame un autre vieux texte chinois, le Livre des Rites, dans une phrase vieille de près de trois mille ans:
« Du Fils du Ciel aux gens du peuple, il n’était qu’un seul principe :
prendre comme fondamental le perfectionnement de soi »
Texte capital de la pensée chinoise et compagnon de son histoire depuis plus de trente-cinq siècles, le Yi Jing est le grand livre du Yin et du Yang. Il a servi de vocabulaire et de référence à la civilisation du Fleuve Jaune, où il a joué le même rôle fondateur que le Discours de la méthode de Descartes pour la modernité occidentale. À la découverte de cet étonnant « Livre des Changements », Cyrille J.-D. Javary nous fait remonter jusqu’à sa source première : pour se renseigner sur l’opportunité d’une entreprise, les anciens Chinois, à l’âge de Bronze, observaient les fendillements provoqués par une source de chaleur sur des carapaces de tortues. De ces traces linéaires sont nés à la fois les traits rectilignes des figures du Yi Jing – les « hexagrammes » – et les courbes élégantes des idéogrammes chinois.
En suivant l’évolution du Yi Jing et de ses diverses interprétations au cours des siècles, Cyrille J.-D. Javary nous ouvre à une perception de l’intérieur du mode de pensée chinois. Univers saisissant où s’entrecroisent des pratiques oraculaires ancestrales, les structures de l’écriture idéographique, les entretiens de Confucius, l’héritage des grandes dynasties… L’auteur souligne aussi l’écho de ce passé dans la langue quotidienne et l’histoire récente de la Chine. Il montre les distorsions imposées à cette grande tradition par une vision dévalorisante du Yin et de la femme, détournant le Yi Jing de ce qu’il a de meilleur à nous apprendre.
Pour les utilisateurs du Yi Jing, qui disposent aujourd’hui de la nouvelle traduction du texte original par Cyrille J.-D. Javary (Albin Michel, 2002), ce livre ouvrira de surprenantes perspectives.
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