Victor Hugo, le rugissement du Lion ...
Un plaidoyer pour l'art, et un humanisme anti-colonialisteLe 18 octobre 1860, les Français et les Anglais brûlent le Palais d’Été de l’empereur de Chine, près de Pékin, après l’avoir pillé.
C’est une des merveilles du monde qui part en fumée.
Le 6 octobre 1860, L’empereur Xianfeng est en fuite. I
Il a quitté Pékin, abandonnant sa capitale aux troupes anglo-françaises.
Celles-ci ont envahi son palais d’été, le 颐和园 yí hé yuán, littéralement le : jardin du nourrissement de l’harmonie, un chef d’œuvre construit au siècle précédent au cours d’un étonnant travail de coopération et d’harmonisation entre les permanences chinoises et les techniques novatrices occidentales, notamment les fontaines qui faisaient en Europe la gloire de Versailles, apportées en Chine par les missionnaires jésuites.
Les contingents militaires anglais & français, pour « faire avancer les négociations de paix » vont saccager et dévaster ce joyau de la coopération sino-occidentale. Cet acte de vandalisme occidental va indigner certains témoins occidentaux.
Victor Hugo, qui ne connaît cette « merveille du monde » qu’à travers le récit des voyageurs, va d’emblée prendre parti contre l’insupportable violence des troupes coloniales occidentales.
Et lors d’un échange épistolaire avec le capitaine Butler qui lui demandait son avis sur les « évènements » en Extrême orient, il va répondre avec une lettre véhémente, que tous les Chinois connaissent mais qui figure rarement dans nos manuels d’histoire.
Au capitaine Butler est un texte de deux pages, caché dans Actes et Paroles, épais recueil de mille pages environ. Cette lettre, à part l’auteur lui-même, et son destinataire le capitaine Butler, n’a été connu du public que lors de la publication d’Actes et Paroles II, Pendant l’exil, quinze ans après le désastre du Palais d’Été.
Le peintre traditionnel contemporain FAN Zheng a réalisé il y a quelques années ce tableau représentant Victor Hugo en train de composer sa « lettre au capitaine Butler ».
La lettre n’est pas encore écrite, mais elle est déjà là dans le cœur-esprit de Victor Hugo.
Et FAN Zheng qui sait bien le l’impact de cette lettre, pour lors encore en gestation, se paie le luxe de titrer son portrait : « le rugissement du lion ».
Lettre au capitaine Butler
Hauteville House, 25 novembre 1861
Vous me demandez mon avis, Monsieur, sur l’expédition de Chine. Vous trouvez cette expédition honorable et belle, et vous êtes assez bon pour attacher quelque prix à mon sentiment ; selon vous, l’expédition de Chine, faite sous le double pavillon de la reine Victoria et de l’empereur Napoléon, est une gloire à partager entre la France et l’Angleterre, et vous désirez savoir quelle est la quantité d’approbation que je crois pouvoir donner à cette victoire anglaise et française.
Puisque vous voulez connaître mon avis, le voici :
ll y avait, dans un coin du monde, une merveille du monde ; cette merveille s’appelait le Palais d’été. L’art a deux principes, l’Idée qui produit l’art européen, et la Chimère qui produit l’art oriental. Le Palais d’été était à l’art chimérique ce que le Parthénon est à l’art idéal. Tout ce que peut enfanter l’imagination d’un peuple presque extra-humain était là. Ce n’était pas, comme le Parthénon, une œuvre rare et unique ; c’était une sorte d’énorme modèle de la chimère, si la chimère peut avoir un modèle.
Imaginez on ne sait quelle construction inexprimable, quelque chose comme un édifice lunaire, et vous aurez le Palais d’été. Bâtissez un songe avec du marbre, du jade, du bronze, de la porcelaine, charpentez-le en bois de cèdre, couvrez-le de pierreries, drapez-le de soie, faites-le ici sanctuaire, là harem, là citadelle, mettez-y des dieux, mettez-y des monstres, vernissez-le, émaillez-le, dorez-le, fardez-le, faites construire par des architectes qui soient des poètes les mille et un rêves des mille et une nuits, ajoutez des jardins, des bassins, des jaillissements d’eau et d’écume, des cygnes, des ibis, des paons, supposez en un mot une sorte d’éblouissante caverne de la fantaisie humaine ayant une figure de temple et de palais, c’était là ce monument. Il avait fallu, pour le créer, le lent travail de deux générations. Cet édifice, qui avait l’énormité d’une ville, avait été bâti par les siècles, pour qui ? Pour les peuples. Car ce que fait le temps appartient à l’homme. Les artistes, les poètes, les philosophes, connaissaient le Palais d’été ; Voltaire en parle. On disait : le Parthénon en Grèce, les Pyramides en Égypte, le Colisée à Rome, Notre-Dame à Paris, le Palais d’été en Orient. Si on ne le voyait pas, on le rêvait. C’était une sorte d’effrayant chef-d’œuvre inconnu entrevu au loin dans on ne sait quel crépuscule, comme une silhouette de la civilisation d’Asie sur l’horizon de la civilisation d’Europe.
Cette merveille a disparu.
Un jour, deux bandits sont entrés dans le Palais d’été. L’un a pillé, l’autre a incendié. La victoire peut être une voleuse, à ce qu’il paraît. Une dévastation en grand du Palais d’été s’est faite de compte à demi entre les deux vainqueurs. On voit mêlé à tout cela le nom d’Elgin, qui a la propriété fatale de rappeler le Parthénon. Ce qu’on avait fait au Parthénon, on l’a fait au Palais d’été, plus complètement et mieux, de manière à ne rien laisser. Tous les trésors de toutes nos cathédrales réunies n’égaleraient pas ce splendide et formidable musée de l’orient. Il n’y avait pas seulement là des chefs-d’œuvre d’art, il y avait un entassement d’orfèvreries. Grand exploit, bonne aubaine. L’un des deux vainqueurs a empli ses poches, ce que voyant, l’autre a empli ses coffres ; et l’on est revenu en Europe, bras dessus, bras dessous, en riant. Telle est l’histoire des deux bandits.
Nous, Européens, nous sommes les civilisés, et pour nous, les Chinois sont les barbares. Voilà ce que la civilisation a fait à la barbarie.
Devant l’histoire, l’un des deux bandits s’appellera la France, l’autre s’appellera l’Angleterre. Mais je proteste, et je vous remercie de m’en donner l’occasion ; les crimes de ceux qui mènent ne sont pas la faute de ceux qui sont menés ; les gouvernements sont quelquefois des bandits, les peuples jamais.
L’empire français a empoché la moitié de cette victoire et il étale aujourd’hui avec une sorte de naïveté de propriétaire, le splendide bric-à-brac du Palais d’été.
J’espère qu’un jour viendra où la France, délivrée et nettoyée, renverra ce butin à la Chine spoliée.
En attendant, il y a un vol et deux voleurs, je le constate.
Telle est, monsieur, la quantité d’approbation que je donne à l’expédition de Chine.
Victor Hugo
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